"Le misérable arrivant à Digne"
Après un voyage pénible durant cinq jours, où je dus incessamment supporter une bruine fine et glaçante, j'arrivai enfin à Digne. Dans ces premiers jours d'Octobre 1815, le froid avait déjà commencé à sévir et je portais sur moi, une veste de laine épaisse, ramassée sur le corps d'un vieillard mort durant un hiver, quatre ans auparavant. Je trouvai la ville de Digne quelque peu désertée, le soleil ne s'était pourtant pas encore couché. L'arrivée du crépuscule se devinait imminente par les teintes roses-orangées du ciel. Pour l'heure, il me fallait trouver un lieu où dormir durant la nuit, car la vilaine toux que j'avais contractée depuis plusieurs jours risquait d'empirer si je ne passais quelques heures au chaud et au sec. Bien décidé à éviter les grandes artères de la ville où les voitures m'auraient bien plus éclaboussé, je pris la première rue sur ma droite et découvris alors des lieux quasiment déserts. Arrivé sur la place Pied de Ville, je découvris que seules une cordonnerie et une boulangerie étaient encore ouvertes. Sur le seuil de cette dernière, une femme d'une quarantaine d'années, le visage marqué par une vieillesse prématurée, m'examinait d'un œil vide et terne, tout en continuant de balayer. En levant les yeux, j'aperçus à plusieurs reprises des rideaux frémir dès que mon regard s'y posait : les gens m'épiaient, certes, comme ils devaient dévisager n'importe quel étranger, mais une sorte de crainte et de rejet émanaient d'eux. Je n'avais pas un sous et personne n'aurait accepté de me loger . Mon apparence misérable n'arrangeait rien : un homme me scruta et palpa sa moustache comme l'on regarde une curiosité. Le seul refuge qui s'offrait à moi était alors l'église. Je renfonçai la visière de ma casquette afin d'éviter le regard de tous ces gens. Je marchais alors pendant une vingtaine de minutes, sillonnant la ville sans trop savoir où j'allais. Les façades des maisons défilaient devant mes yeux, formant une sorte de tourbillon étourdissant. Dans cette autre rue, on pouvait apercevoir dans les magasins les mines ensommeillées des commerçants, attendant encore un improbable client avant de tirer leur store, pour imiter le voisin déjà découragé. Alors que des nuages menaçants commençaient à recouvrir le ciel, les ruelles aux alentours s'assombrissaient, et devenaient encore plus pitoyables avec leurs flaques d'eau et de boue. J'étais maintenant arrivé dans les quartiers pauvres de la ville. Les monticules d'épluchures et de déchets en tout genre qui étaient posés à même le sol, offraient aux chiens errants et aux rats un vrai festin. Je fus soulagé lorsqu'un vieil homme me regarda avec une expression humaine, une expression que je n'avais plus rencontrée depuis bien longtemps. Son visage paraissait moulé dans la douleur et l'effort qu'il avait du longtemps fournir en travaillant, et ses petits yeux plissés, soulignés de sourcils froncés, renforçaient cette impression. Il n'avait pas fière allure avec ses sabots maculés de boue, tout comme les miens, et sa jambe qui traînait un peu. Lorsque je lui demandai l'église la plus proche, il me considéra quelques instants, fixant ses yeux dans les miens, puis m'expliqua l'itinéraire à prendre, tout en le dessinant au sol avec sa canne. Fouillant dans sa poche, il me glissa un bout de pain et une petite pièce, et s'en alla aussitôt, sans même me laisser le temps de le remercier. Je me mis alors en marche vers l'église, avec de quoi calmer un peu ma faim et surtout, avec une pièce qui m'ouvrait alors le monde de la ville.
© Anaïs E.
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