COMTE DE LA MARNE
MONSIEUR DE MARCY
|
Tous deux nobles, ils bénéficient à la Cour d'une place privilégiée. |
Mai 1677. La scène est à Versailles, au début d'un après-midi de festivités organisées par le Roi Louis XIV.
Scène première :
Comte de La Marne, Monsieur de Marcy
COMTE DE LA MARNE, levant son chapeau
Monsieur de Marcy ! Monsieur de Marcy ! Quel plaisir de vous revoir en ce lieu !
MONSIEUR DE MARCY, ôtant également son chapeau
Comte ! Vous a-t-on appris les raisons de mon absence à la Cour ces deux derniers mois ?
COMTE DE LA MARNE
J'ai entendu, à ce sujet, toutes sortes de bruits, des plus concevables au plus incroyables; mais je vous avoue que je n'ai jamais su le fin mot de l'histoire !
MONSIEUR DE MARCY
Ma présence au domaine était devenue indispensable afin de rétablir les finances. Mais, depuis hier, je suis de retour à Paris, et, bien heureux de réintégrer la Cour, je ressens l'extrême impatience d'assister à ces plaisirs qui nous sont promis dans les heures prochaines.
COMTE DE LA MARNE
Ce sera également pour vous l'occasion de regagner les faveurs du Roi qui vous a regretté et a déploré votre absence. A ce propos, il ne devrait tarder à faire son entrée.
MONSIEUR DE MARCY
Savez-vous quels sont les divertissements prévus ?
COMTE DE LA MARNE, enjoué
Figurez-vous que sa Majesté a tenu à ce que la dernière oeuvre du grand Racine soit de nouveau présentée !
MONSIEUR DE MARCY
Vous faîtes allusion à Phèdre ?
COMTE DE LA MARNE
Exactement ! Ce sera un grand plaisir d'assister à cette tragédie.
MONSIEUR DE MARCY
Il est vrai que vous sembliez enchanté à la fin de la première représentation où nous nous étions rendus, au début du mois de janvier de cette année, à l'Hôtel de Bourgogne.
COMTE DE LA MARNE
On a rarement connu une pièce où le tragique s'exprime si bien ! Monsieur Racine nous a étonnés par son sens du tragique ! Mais, si mes souvenirs sont bons, la pièce n'avait pas connu chez vous une admiration si prononcée !
MONSIEUR DE MARCY
Non pas que je n'ai pas aimé cette tragédie ! Je crois que le travail de Monsieur Racine est tout à fait louable... (il se tait un instant, regarde le ciel ) Mais, vous savez combien j'estime Corneille, et combien "Le Cid" a trouvé en moi un fervent admirateur et défenseur.
COMTE DE LA MARNE
Ah, nous revoilà à notre sujet de discussion favori !
MONSIEUR DE MARCY
Tout à fait ! Mais je conserve mon point de vue à propos de la pièce de Corneille, que je trouve conforme aux bienséances.
COMTE DE LA MARNE, étonné
Je vous laisse donc exprimer votre avis avant que je ne le fasse. Je souhaiterais cependant vous faire remarquer que le comportement de Chimène n'a pas semblé, aux yeux de tous, respecter les règles de la bienséance que vous citiez.
MONSIEUR DE MARCY
Au-delà de Chimène, c'est cette pensée cornélienne qu'il faut admirer : malgré le crime de son père par son amant, Chimène ne peut qu'adorer Rodrigue ! Peut-on d'ailleurs parler de crime lorsqu'il s'agit de la vengeance d'un terrible affront ôtant aussi bien la dignité que l'honneur ? Dès lors, malgré le drame qui a lieu, Rodrigue et Chimène s'aiment toujours, si ce n'est plus. Et chacun d'eux garde un sens inouï du devoir qu'il leur faut accomplir.
COMTE DE LA MARNE
Ne peut-on pas reprocher au Cid cet excès de rigueur ? Regardez donc le dénouement : les deux amants sont tout de même réunis, et plus heureux que jamais, alors que Chimène réclamait la mort de Rodrigue. N'est-ce pas aller inutilement contre sa volonté ?
MONSIEUR DE MARCY
Monsieur, vous vous doutez bien que sans cette obligation du devoir, le Cid ne serait plus qu'une vulgaire pièce mettant en scène, soit un homme sans courage qui a renoncé à son honneur pour sa maîtresse, soit un drame quelconque où cette dernière se jette immédiatement dans les bras de l'assassin de son père. Quel sens à cela ? Ici, le devoir ne fait que multiplier cet amour, et nous voyons ô combien la raison domine enfin les sentiments de l'homme, qui ne se laisse pas aller à de folles amours, comme celles présentées dans les pièces de Racine, par exemple.
COMTE DE LA MARNE
Savez-vous ce que je pense de Chimène ?
MONSIEUR DE MARCY, secouant la tête
Non, mais vous allez me l'apprendre.
COMTE DE LA MARNE
Je pense qu'elle ne fait que jouer ! Réclamer la mort de Rodrigue est un jeu pour elle ! Elle ne cesse de le réclamer mort, mais lorsque son souhait passe des mots à l'action, elle n'agit pas. Qui l'empêchait de venger son père lorsque Rodrigue s'offrait à elle ? Et pourquoi ne pas lui commander de se laisser vaincre par Don Sanche ? (Il se tait un instant) Parce qu'elle l'aime, malgré la situation terrible. Je trouve donc bien inutile ce faux courroux qu'elle traîne devant la public et le Roi, et ce pour sembler respecter un certain devoir.
MONSIEUR DE MARCY, reprenant avec fougue
Mais tout de même monsieur le Comte ! Ne voyez-vous donc point cette louange du devoir que fait Corneille, notion si chère à l'aristocratie ? Rodrigue remplit son devoir, aussi dur soit-il, et plus Rodrigue est haut, plus l'amour de Chimène est grand. Et, plus celui-ci s'accroit, plus elle réclame la mort de Rodrigue. Certes, elle semble agir pour préserver l'image de dignité que le public a d'elle, mais il s'agit avant tout d'un devoir qu'elle se doit de remplir. Il n'est pas question ici de bas sentiments, de douteuses passions, il n'y a que la puissance de l'ordre, de la morale, du devoir de la classe noble, qui doit, dans un même temps, se conjuguer au mieux à l'amour. Je crois que le courage de chacun des personnages est admirable : Chimène ne demande pas à Rodrigue de renoncer à sa mission; n'est-ce pas là une preuve de compréhension du devoir, une preuve d'amour pur ?
COMTE DE LA MARNE
Ah, Monsieur de Marcy, je pense qu'il est impossible de vous ôter cette vision du Cid. Je crois qu'il s'agit aussi d'une cetaine philosophie...
MONSIEUR DE MARCY
Que vous ne partagez pas ?
COMTE DE LA MARNE
Moi-même issu et élevé dans les principes de l'aristocratie, je sais combien le devoir anime le coeur des nobles hommes. Mais, (parlant plus bas) je dois vous avouer que je fais partie de ceux qui se laissent entraîner sur les chemins des passions, conformes ou non, et je pense que vous savez déjà à quel niveau j'estime Racine pour sa pièce intitulée "Phèdre"...
MONSIEUR DE MARCY
N'avez-vous point été choqué par cette femme éprouvant un amour incestueux ?
COMTE DE LA MARNE
Incestueux, voici un bien grand mot...
MONSIEUR DE MARCY
Oh, si l'on vous entendait parler ainsi !
COMTE DE LA MARNE
Laissez-moi donc m'expliquer. Je crois, à juste titre, que l'amour éprouvé par Phèdre a été qualifié assez abusivement d'incestueux. Certes, il s'agit du fils de son époux, mais Hippolyte n'est pas de son sang, et je pense qu'il convient avant tout de considérer ceci.
MONSIEUR DE MARCY
Voilà déjà de quoi attiser mon incompréhension. Il me semble que lorsque certains liens sont interdits entre parents, on se doit d'assimiler cela, qui plus est lorsque l'on est reine et que l'on représente le pouvoir !
COMTE DE LA MARNE, parlant bas
Mon ami, entre nous, croyez-vous que les passions du Roi se conforment toujours aux bonne moeurs ?
MONSIEUR DE MARCY
Je crois que nous en sommes points ici pour discuter des habitudes de notre Majesté... Mais, comprenez que cette dérive des sentiments est à mes yeux inacceptable et...
COMTE DE LA MARNE
Mon cher, apprenez que l'amour ne se contrôle pas ! Vous aimez, sans prendre en considération ni âge, ni rang, ou interdiction. Je pense important de préciser à quel point Phèdre était prédestinée à une passion illégitime : sa mère Pasiphaé avait déjà connu les pires égarements amoureux, sous la volonté de la déesse de l'amour. Et voilà donc notre héroïne quelque peu prisonnière de son hérédité.
MONSIEUR DE MARCY
Nous arrivons ici à un point qui m'est cher. Je considère, et je sais ne pas être le seul, la pièce de Racine comme une pièce janséniste...
COMTE DE LA MARNE, surpris
Ah vraiment ?
MONSIEUR DE MARCY
Eh bien oui ! Le sort semble déjà joué hors d'elle-même, elle paraît prédestinée, par des volontés divines, aux actes criminels qu'elle commettra. Voici une des critiques que je pourrais adresser à la pièce de Racine : le manque d'importance de Phèdre dans l'action. Si nous la considérons, de plus, comme victime du désir des dieux, quel rôle reste-t-il à cette héroïne ? Rappelez-vous que ce n'est pas elle mais sa nourrice Oenone qui est responsable de la calomnie qui perdra Hippolyte. Quelle action à jouer pour Phèdre donc, sinon celle de spectatrice à l'extrême lucidité, qui voit sous ses yeux le drame se dérouler, sans qu'elle n'y prenne part, sans qu'elle ne le maîtrise ?
COMTE DE LA MARNE
Sachez qu'il convient, je le pense, de considérer Phèdre comme un des personnages les plus riches, les plus passionnés. Elle n'agit pas dites-vous ? Pourtant, vous me voyez bien obligé de vous prouver le contraire. Elle est certes sous le joug de Vénus qui la pousse à ressentir pour Hippolyte un amour fol. Elle a tenté d'apaiser les dieux en construisant des temples, en pratiquant un culte dévoué. Mais, rien n'y a fait, pas même le fait d'avoir chassé Hippolyte loin d'elle. N'avez-vous point été ému par la confession haletante de ses sentiments, par cette ardeur amoureuse si grande qu'elle en oublie ses devoirs envers l'État, envers son époux ?
MONSIEUR DE MARCY
Il n'en reste pas moins qu'elle s'en remet à sa nourrice, ce que je trouve tout à fait discutable. Le fait d'avouer cet amour dépasse déjà la bienséance, Phèdre a fait part ici d'une extrême audace. Son amour illégitime et le mensonge d'Oenone, qui conduit la tragédie à sa fin funeste, sont pour moi autant d'éléments qui me permettent de condamner Phèdre. Elle perd la raison. Et je suis bien trop attaché aux valeurs que Corneille mettait en avant dans le Cid pour comprendre et accepter cette folie qui l'habite, cet amour contraire à ses devoirs.
COMTE DE LA MARNE
Monsieur de Marcy, votre vision de l'amour semble en effet ne pouvoir être détachée de la notion de devoir. Mais sachez qu'il existe des amours incontrôlables. Phèdre se sait coupable, elle s'attend déjà à être jugée aux enfers par Minos et lui demande pardon. Selon moi, Phèdre représente la figure de la passion, de l'amour non-maîtrisé et de l'extrême sacrifice offert à l'être aimé : la mort. On peut voir l'empoisonnement de Phèdre comme ayant valeur d'expiation, ou comme un sacrifice aux dieux qui ont amené le trouble dans ses sentiments. Mais il me plaît de concevoir cette mort comme un renoncement à la vie, puisqu'elle ne peut être vécue auprès d'un être follement aimé. Monsieur de Marcy, pour ne pas comprendre Phèdre, il faut n'avoir jamais réellement aimé, n'avoir jamais ressenti cette impossibilité de survivre à un amour, n'avoir jamais, sur la peau, senti un frisson amoureux. Voilà pour moi la tragédie classique par excellence, faisant appel au pathétique et nous touchant au plus profond
de nous-mêmes.
MONSIEUR DE MARCY, pensif
Je comprends oui, je comprends...
COMTE DE LA MARNE
L'amour cornélien est certes plus raisonnable, mais il est des amours que l'on ne peut prévoir et mêler au devoir, à la raison, au bon sens. Vous verrez qu'avec les années, vous vous laisserez tomber dans l'abîme de l'amour racinien et de la douce folie qui y est associée...
MONSIEUR DE MARCY
Penser cela est mal me connaître Monsieur le Comte. Sachez en tout cas que votre discours au sujet de Phèdre m'amènera à voir différemment cette pièce qui sera jouée sous peu. Mais, ma conception de l'amour reste étroitement liée à l'idée du raisonnable et du convenable. Vous ne m'en voudrez donc pas de garder pour Chimène cette admiration face à son sens du devoir, qu'il aurait été si facile de ne pas respecter pour suivre ses élans amoureux.
COMTE DE LA MARNE
Il est toujours intéressant d'échanger différents points de vue, voilà pourquoi je ne vous en veux point. J'espère, du moins, qu'après cette représentation de Phèdre, mes propos auront trouvé en vous plus de sens. Mais, voilà le Roi qui arrive !
MONSIEUR DE MARCY, impatient
Prenons place, Comte de La Marne !
© Anaïs E. - 2003 -
|