"Histoire des Lettres de mon
moulin"
(tiré
de "Trente ans de Paris")
Sur
la route d'Arles aux carrières de Fontvieille, passé le
mont de Corde et l'abbaye de Montmajour, se dresse vers
la droite, en amont d'un grand bourg poudreux et blanc
comme un chantier de pierres, une montagnette chargée de
pins, d'un vert désaltérant dans le paysage brûlé.
Des ailes de moulin tournaient dans le haut; en bas
s'accote une grande maison blanche, le domaine de
Montauban, originale et vieille demeure qui commence en
château, large perron, terrasse italienne à pilastres,
et se termine en murailles de mas campagnard, avec les
perchoirs pour les paons, la vigne au-dessus de la porte,
le puits dont un figuier enguirlande les ferrures, les
hangars où reluisent les herses et les araires, le parc
aux brebis devant un champ de grêles amandiers, qui
fleurissent en bouquets roses vite effeuillés au vent de
mars.
Que de fois, l'hiver, je suis venu là me reprendre à la
nature, me guérir de Paris et de ses fièvres, aux
saines émanations de nos petites collines provençales.
J'arrivais sans prévenir, sûr de l'accueil, annoncé
par la fanfare des paons, des chiens de chasse, et je
montais à mon moulin.
Une ruine, ce moulin; un débris croulant de pierre, de
fer et de vieilles planches, qu'on n'avait pas mis au
vent depuis des années et qui gisait, les membres
rompus, inutile comme un poète, tandis que tout autour,
sur la côte, la meunerie prospérait et virait à toutes
ailes. D'étranges affinités existent de nous aux
choses. Dès le premier jour, ce déclassé m'avait été
cher; je l'aimais pour sa détresse, son chemin perdu
sous les herbes, ses petites herbes de montagne
grisâtres et parfumées avec lesquelles le père Gaucher
composait son élixir, pour sa plate-forme effritée où
il faisait bon s'acagnardir à l'abri du vent, pendant
qu'un lapin détalait ou qu'une longue couleuvre aux
détours froissants et sournois venait chasser les mulots
dont la masure fourmillait. Avec son craquement de
vieille bâtisse froissée par la tramontane, le bruit
d'agrès de ses ailes en loques, le moulin remuait dans
ma pauvre tête inquiète et voyageuse des souvenirs de
courses en mer, de haltes dans les phares, les îles
lointaines, et la houle frémissante tout autour
complétaient cette illusion. Je ne sais d'où m'est
venu ce goût de désert et de sauvagerie, en moi depuis
l'enfance, et qui semble aller si peu à l'éxubérance
de ma nature, à moins qu'il ne soit en même temps le
besoin physique de réparer dans un jeûne de paroles,
dans une abstinence de cris et de gestes, l'effroyable
dépense que fait le Méridional de tout son être.
En tout cas je dois beaucoup à ses retraites
spirituelles; et nulle ne me fut plus salutaire que ce
vieux moulin de Provence. J'eus même un moment l'envie
de l'acheter; et l'on pourrait trouver chez le notaire de
Fontvieille un acte de vente resté à l'état de projet,
mais dont je me suis servi pour faire l'avant-propos de
mon livre.
Mon moulin ne m'appartint jamais. Ce qui ne m'empêchait
pas d'y passer de longues journées de rêves, de
souvenirs, jusqu'à l'heure où le soleil hivernal
descendait entre les petites collines rases dont il
remplissait les creux comme d'un métal en fusion, d'une
coulée d'or toute fumante.
© Alphonse DAUDET
Pour
accéder à sa biographie et sa bibliographie, cliquez-ici
|