"Mes
cocktails"
(
tiré de "Contes d'outre temps")
Parfois,
je me sens perdu. Plus rien ne me semble vrai. Les
minutes filent comme des voitures sur l'autoroute
périphérique. Le temps passe. Je serre les mains
glissantes de gens pressés qui ont à faire ailleurs. Je
rencontre des regards qui fuient, de peur qu'on ne leur
pose une question. Alors je me prépare ce que j'appelle
un cocktail. Il s'agit de mes cocktails. Ils ne coûtent
rien. Un mélange de bruits, d'odeurs, de sensations.
Le soir, le feu de bois -qui, lui-même, est tout un
cocktail puisqu'il a sa chaleur très particulière, son
bruit, ses crépitements, ses couleurs, ses parfums, et
qui donne une vie, qui fait danser les ombres, qui fait
un ballet du moindre mouvement. Au coin de la cheminée,
le ron-ron d'un chat comblé. Le tic-tac de la pendule,
le coeur de la maison. A côté, des bruits de vaisselle
qu'on range, parce que le repas est terminé. Au-dessus
de la tête, le bruissement des lits où les enfants
cherchent le sommeil. Quelquefois, une petite voix
rêveuse. C'est le cocktail du soir, et tout devient
vrai....
Il y a le cocktail que j'appelle "fête
votive". Pour ça, j'ai besoin d'une odeur de
sous-bois, de feuilles mortes et de champignons, avec une
certaine fraîcheur; d'un brin de soleil qui perce les
feuillages; et d'un accordéon maladroit qui joue du
musette... Et puis, un panaché - moitié bière bon
marché, moitié limonade locale - et enfin le temps, le
temps de s'apercevoir de tout ça.
Pour le cocktail de l'aube, il faut se lever le premier
dans la maison silencieuse, embuée de sommeils qui la
dotent d'une rare douceur, d'une précieuse fragilité...
Le bruit du moulin à café -un moulin à café qu'on
serre entre ses cuisses... L'odeur du café; et le chat
qui arrive avec son miaulement du matin, dès qu'on ouvre
la porte, et qui se frotte contre les jambes,la queue
droite. Parfois, un ingrédient supplémentaire, une
bonne surprise : le sifflet du bûcheron qui vient se
mettre au travail. Il allume son feu pour se dégourdir
les mains; la fumée monte droit dans le ciel qui pâlit
juste au moment où, comme tous les matins, deux corbeaux
le traversent quand il arrive à cette nuance de gris,
deux corbeaux qui se parlent très haut de la journée
qui commence...
Il n'en faut rien perdre. Même si ce n'est pas cher,
c'est très précieux. Le nez, les yeux, les oreilles, la
langue, la peau sont en éveil. L'air devient solide
alentour, le monde est vrai, la journée s'annonce bien.
© Jean-Pierre CHABROL
|